Ilias Yocaris, Sur « Topologie d’une cité fantôme » d’Alain Robbe-Grillet

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« Vers une topologie rhizomatique : discohérence narrative et construction d’un espace oxymorique dans Topologie d’une cité fantôme d’Alain Robbe-Grillet »

« C’est seulement quand le multiple est effectivement traité comme substantif, multiplicité, qu’il n’a plus aucun rapport avec l’Un comme sujet ou comme objet, comme réalité naturelle ou spirituelle, comme image et monde » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux)

 Comme le montrent les réactions outrées d’une partie de la critique au moment de sa parution (cf. p. ex. Deneau 1980 : 194), Topologie d’une cité fantôme [TCF] d’Alain Robbe-Grillet (1976) est sans doute un des nouveaux romans les plus déroutants. En effet, le lecteur se trouve confronté à « un lieu où tout référent [fixe] a disparu », « un monde entre le rêve et le réel où tout ne sera ni vrai ni faux mais simples images ou illusions d’images » (Dupuy-Sullivan 1990 : 211). La mise en place d’un univers narratif où tout est simulacre découle essentiellement de ce que le critique Jean Ricardou appelle la dimension « discohérente » du texte, autrement dit du fait que le lecteur se trouve confronté à une série de contradictions narratives absolument insurmontables qui condamnent d’avance toute tentative d’identifier un référent fictionnel stable et unitaire[1]L’objectif de notre exposé sera de montrer (à travers une étude détaillée de la progression « narrative » dans les pp. 9-42) que TCF se présente comme un « rhizome » fictionnel, dont le fonctionnement repose sur une reconfiguration permanente des « objets » décrits « eux-mêmes », du système extrêmement complexe de « strates » référentielles qui sous-tend leur description, des constituants narratifs et des rapports qui se développent entre eux au sein du « récit ».

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Pour mettre en place un univers narratif « discohérent », Robbe-Grillet recourt à toute une série d’opérations textuelles dont Ricardou offre une description remarquablement précise sur le plan formel. Ces opérations visent toutes à empêcher que le lecteur ne puisse (re)constituer à partir des données textuelles des « objets » unitaires, un cadre narratif cohérent et une progression factuelle intelligible, TCF se présentant en définitive comme un « dispositif topologique où tout choix de parcours […] devient presque impossible » (Dupuy-Sullivan 1990 : 212). Pour rendre compte d’une telle démarche de manière adéquate, le plus simple est de suivre pas à pas le cheminement du texte de Robbe-Grillet lui-même, en recensant au fur et à mesure les phénomènes « déviants » décrits par Ricardou dans ses ouvrages théoriques.

Comme Robbe-Grillet lui-même l’a précisé lors du colloque de Cerisy de 1975, TCF repose sur un principe compositionnel de base, la superposition d’espaces narratifs (au sens le plus large du terme) incompatibles entre eux : « C’est une série d’espaces qui fonctionnent comme des villes différentes, appartenant à des civilisations différentes, qui auraient été trouvées sur le même site. Je pense à Ephèse, où il y a eu une ville grecque, une ville romaine, une ville seldjoukide, une ville ottomane etc. Toutes ces villes ont laissé des traces, absolument incompatibles, qui se trouvent dans le même espace » (Ricardou éd. 1976 : 83). Le roman commence par un bref « Incipit » (pp. 9-13), où s’esquissent successivement deux espaces narratifs. Le premier (A) est une chambre où une jeune fille nue (A1) est en train de se peigner devant sa glace (A2), à côté d’une autre adolescente gisant dans un lit défait (A3). Le tout est agrémenté d’un marquage temporel contradictoire (« C’est le matin, c’est le soir », p. 10) et suivi de la description d’un « couteau à large lame » (A4), ce qui laisse entendre que A3 est en réalité … un cadavre poignardé par le narrateur à la première personne. Le lecteur passe ensuite sans transition à un deuxième espace (B), qui se présente à la fois comme une ville antique abandonnée et une ville moderne. Le narrateur, qui déambule dans cet espace, s’arrête devant une prison (B1), entourée de murailles dépourvues d’ouvertures (B2). Le texte précise alors que A est spatialement contigu à B, puisque la chambre de A1 (la jeune fille en train de se peigner) se trouve en face de B1 (la prison). Il s’ébauche ainsi ce que Ricardou appelle une « jonction » : deux espaces narratifs a priori distincts fusionnent « en une unité de niveau supérieur » (Ricardou 1978 : 209), en l’occurrence l’espace C (cf. fig. 1). Suivent deux paragraphes où le narrateur confirme que A3 est bien un cadavre poignardé, tout en précisant que B1 n’est autre chose qu’une « maison de correction pour les prostituées mineures » (p. 13).

Dès lors, le lecteur est induit à croire que c’est cette maison de correction qui sera décrite pp. 17-42, dans les quatre premiers « chapitres » de la première partie du roman (fallacieusement intitulée « Premier espace ») : en effet, le « chapitre » I (pp. 17-25) est intitulé « Dans la cellule génératrice », et décrit ce qui semble être un espace carcéral. Cet espace (qui fait donc a priori partie intégrante de C) comporte les constituants suivants : des murs d’une hauteur démesurée (C1 ; cf. B2), dont seules trois parois sont visibles ; quatre ouvertures percées sur ces trois parois (C2) ; « une sorte d’affiche bleu pâle » (p. 18) placardée sur le mur du fond de la cellule (C3) ; une jeune femme blonde aux cheveux longs (C4) ; cinq barres métalliques verticales (C5) condamnant chacune des ouvertures, exceptée celle de la muraille latérale gauche dont un des barreaux est manquant (C6) ; un groupe de quatre prisonnières (C7a1, C7a2, C7a3, C7a4) en train de jouer aux cartes ; une autre prisonnière (C8) munie d’un pinceau (C8a), assise devant « une toile rectangulaire » (p. 21 ; C8b) fixée sur un chevalet, en train de peindre le portrait de C4 sous le regard de deux spectatrices (C8c1, C8c2) ; deux autres spectatrices (C9a1, C9a2) regardant attentivement deux de leurs compagnes (C9b1, C9b2), en train de s’affairer autour d’une adolescente (C9c) ligotée sur une table rectangulaire laquée en blanc (C9d), les jambes écartées ; C9b2 tient « un objet allongé [C9e], qui est peut-être une règle d’ébène, ou un tube d’ébonite » (p. 23) pointé(e) vers « le sexe exposé » (ibid.) de C9c. À l’exception des quatre « spectatrices » (C8c1, C8c2, C9a1, C9a2), qui portent des toges « à la mode antique » (p. 22), les prisonnières sont nues. Toutes ces indications, fournies pp. 17-23, sont complétées dans un deuxième temps par quelques précisions supplémentaires (pp. 23-25). Le narrateur signale entre autres au lecteur (i) que C7a1 brandit une carte à jouer (C7b) représentant « une femme majestueuse, vêtue à la romaine, qui tend une verge, ou un sceptre, ou tout autre objet mince et long sans qualification discernable » (p. 25) et (ii) qu’une feuille de papier portant la mention « maison d’arrêt » (C11) traîne sur le plancher de la cellule.

Tout ceci semble assez cohérent sur le plan référentiel, n’était-ce qu’il est absolument impossible de déterminer le statut ontologique exact de l’espace C : s’agit-il d’une cellule de prison « réelle », ou bien de la représentation d’une cellule ? et de quel type de représentation s’agit-il ? Le narrateur se montre fort évasif à ce sujet. La scène est traitée au départ comme une représentation picturale, dont le statut (photographie ? dessin ? tableau ?) reste indéterminé : « Ce qui frappe d’abord, c’est la hauteur des murs : […] les trois parois visibles, qui constituent le fond et les deux côtés de la cellule rectangulaire, peut-être carrée (mais il est difficile d’en juger à cause d’un fort effet de perspective) ou même cubique (ce qui soulève à nouveau le problème de l’existence improbable d’un plafond), les trois parois visibles sont […] du même blanc uniforme […]. » (p. 17). L’incertitude perdure quand C4 est décrite comme « une jeune femme […] qui se présente de face, debout, immobilisée dans une attitude à la fois souple et rigide » (p. 18). Le « gros plan » narratif sur C6 semble toutefois confirmer que le lecteur est confronté à la description d’une image fixe : « À mieux observer le détail des différentes grilles, on découvre vite que l’une d’elles est incomplète […]. » (p. 20). Le narrateur prend même soin de préciser que la « toison noire » du sexe de C9c est « petite, mais dessinée avec précision, comme au pinceau, avec des angles vifs » (p. 23), ce qui laisse entendre qu’il est en train de décrire un tableau ou un lavis. Las, la dernière phrase du « chapitre » I vient détruire tout cet agencement : « Personne ne bouge dans la cellule » (p. 25). Cette phrase amène un « changement d’état » irréversible sur le plan référentiel, dans la mesure où le lecteur se trouve confronté à une contradiction présuppositionnelle insurmontable (cf. Yocaris 2006 : 403-404) : si on prend la peine de préciser que les prisonnières sont immobiles, c’est qu’elles auraient pu esquisser une série de mouvements, ce qui signifie que la scène est soit « réelle » soit filmée. La cohérence référentielle du texte est dès lors définitivement détruite, et ceci n’est qu’un début … En effet, en même temps que vacille le statut ontologique de l’espace C, ce dernier se trouve inscrit simultanément dans deux cadres temporels mutuellement incompatibles : la présence du constituant C11 (la feuille de papier portant la mention « maison d’arrêt ») suggère qu’il s’agit d’un pénitencier moderne ; par contre, le fait que les quatre « spectatrices » (C8c1, C8c2, C9a1, C9a2) soient habillées de toges induit à croire qu’il s’agit d’une prison antique.

Dans les « chapitres » II et III du « Premier espace » (« Dehors, l’ombre agrandie », pp. 26-30 / « Caillou et stylet », pp. 31-38), la confusion va croissant. Le texte commence apparemment par une description de ce qui se passe à l’extérieur de la maison d’arrêt. Les prisonnières entendent ainsi « un long cri » (C12) « venant de l’extérieur [de leur cellule] » (p. 26). Que s’est-il passé ? Dans un premier temps, le narrateur laisse entendre que le cri a été émis par une fille nue (C13), aux longs cheveux blonds (cf. C4), blessée à l’aine : la jeune personne est en train de courir sur un chemin pierreux (C14) fuyant un temple antique (C15), un « sanctuaire pentastyle » (p. 28) au fronton soutenu par « cinq colonnes épaisses » (p. 27), dont une est mutilée (C16 ; cf. C6) ; le tout se déroule sur fond d’un paysage « de la Grèce antique, ou de Sicile, ou bien d’Anatolie » (p. 27 ; C17). Toutefois, cet agencement fictionnel se retrouve soudain démantelé, avec une désinvolture typiquement robbe-grilletienne : « Non, ce modèle d’architecture est vraiment par trop improbable, et trop improbable aussi cette colonne ruinée dont les restes défieraient ainsi les lois élémentaires de la pesanteur » (p. 28). Le narrateur « revient donc sur ses pas » et repart dans une autre direction. Le cri fatidique aurait résonné dans les rues d’une ville moderne (C13’), dont il ne subsiste toutefois que des ruines : des promeneuses (C14’) déambulant dans la ville avec des vêtements (robes longues, corsets, bottines) et des accessoires (ombrelles) typiquement « Belle Époque » (C15’) se retrouvent sous les murailles de la maison d’arrêt, à hauteur de C6 (la fenêtre au barreau brisé) ; elles remarquent alors sur le sol un gros caillou (C16’), et c’est alors qu’elles entendent le cri venant … de la cellule des prisonnières (p. 31) !

Parvenu à ce point de la « narration », le lecteur est désormais complètement égaré, du fait qu’il se trouve confronté à un « effet de discohérence » des plus radicaux : considéré en tant qu’« objet » au sens épistémologique du terme, le cri (C12) suit en même temps deux trajectoires mutuellement incompatibles : du dehors vers le dedans, du dedans vers le dehors. De ce fait, la distinction topologique même entre un « dedans » et un « dehors » se trouve abolie dans TCF . Pour reprendre un parallélisme proposé par Bruce Morrissette dès le colloque de Cerisy de 1971 sur le Nouveau Roman et avalisé ensuite par Robbe-Grillet lui-même (v. Morrissette 1972 : 130-132, Robbe-Grillet 1979 : 229-230), le « récit » robbe-grilletien est construit sur le plan topologique à la manière d’une bouteille de Klein : tout comme, dans la figure 2, un objet placé au point indiqué par la flèche se situe à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de la bouteille représentée, le cri de terreur qui vient achever le lecteur cartésien retentit à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de la prison …

Une fois que le cri fatidique a retenti, le narrateur se focalise de nouveau sur les prisonnières de la « cellule génératrice », et commence à décrire leurs réactions (pp. 33-38). Toutefois, à partir de ce moment, le texte devient de plus en plus instable sur le plan référentiel, cette instabilité se manifestant : (a) au niveau des « descriptions » proposées ; (b) au niveau des « événements » narratifs qui s’enchaînent dans la cellule une fois que l’on a crié ; (c) au niveau de l’énonciation elle-même.

  • Sur le plan « descriptif », le narrateur remet en question une série d’affirmations qu’il avait lui-même avancées au sujet de la « cellule génératrice », quitte à créer une série de micro-catastrophes fictionnelles narrativisées. Tout d’abord, les constituants C8a et C8b sont modifiés : pour exécuter le portrait de C4, C8 n’utilise pas un pinceau (C8a), mais un stylet d’acier (C8a’), et le tableau qu’elle était censée peindre (C8b) se transforme maintenant en « une grande plaque de cuivre poli » (p. 33 ; C8b’) qu’elle est en train de graver. Ensuite, une trappe rectangulaire (C11’) apparaît sur le plancher de la cellule. Enfin, les constituants C13-C17 subissent ce que Ricardou appelle une « capture » (v. Ricardou 1990 : 122-129) : la description de la jeune fille blessée fuyant un sanctuaire antique, censée rendre compte d’une série d’« événements » « réels » (du moins dans l’espace fictionnel de TCF), se transforme en une représentation, puisque le texte précise maintenant qu’il s’agit d’un « tableau allégorique » (p. 37) figurant sur une des cartes à jouer (C7b) utilisées par les prisonnières du groupe C7a.
  • Sur le plan « narratif », le lecteur se trouve confronté à deux effets de discohérence : un phénomène d’inversion topologique portant de nouveau sur la « trajectoire » du constituant C12 (le cri), mais aussi la mise en place d’une « boucle » temporelle oxymorique (cf. Yocaris 2006 : 403-404). Comme on l’a signalé, le narrateur reprend le fil de son « récit » au moment où l’on entend le cri, et précise qu’une flaque de sang (C11’’) commence alors à se dessiner près de la trappe C11’. Cette flaque « s’élargit de façon progressive, se rapprochant de plus en plus du gros caillou blanc, rond et lisse, disposé rigoureusement selon son axe sur une des raies du plancher » (p. 36). D’où vient le caillou en question ? Comme le montre l’emploi du déterminant défini « du » qui renvoie par anaphore au cotexte gauche du passage, il s’agit en fait de C16’ (le caillou que les promeneuses découvrent sous les murailles de la prison). Or, Robbe-Grillet ne se prive pas d’utiliser cet « objet » à la fois pour créer une hystérologie narrative[2] et pour inverser de nouveau la « trajectoire » du cri. Voici ce qui se passe en effet une fois que le caillou est venu se ranger à côté de la trappe : « Désormais tout se déroule très vite : le caillou qu’une main ramasse sur le plancher aux rainures parallèles et fuyantes, la main qui lance le caillou par l’ouverture à la grille fracturée, le cri d’une promeneuse blessée, au dehors, qui perce soudain la douceur de cette fin d’après-midi entre les ruines […]. » (p. 37). Autrement dit, le caillou se trouve dans la pièce … après avoir été jeté par la fenêtre, puisque le cri que les prisonnières ont entendu (de l’extérieur) avant de le lancer était celui de la promeneuse qu’il a blessée !
  • Sur le plan énonciatif, enfin, le texte donne à voir une « métalepse narrative » (cf. Genette 1972 : 243-245, Genette 2004) des plus transgressives, puisqu’on assiste pp. 35-36 à la fusion de deux niveaux narratifs ontologiquement incompatibles entre eux, le niveau extradiégétique (celui du narrateur lui-même) et le niveau diégétique (celui des personnages fictifs qu’il met en scène) : « Malheureusement, cette région [de la « cellule génératrice »] demeure, à vrai dire, le plus souvent absente, comme une sorte de blanc, d’espace non cartographié […], si bien que le sens exact des gestes ou des objets n’y est pas clairement discernable, à cause apparemment de la tête du narrateur qui se trouve juste devant et dont les épais cheveux bouclés brouillent la vue. »

 Découragé par ces attentats à la vraisemblance qui se succèdent dans les « chapitres » II et III, le lecteur doit désormais se rendre à l’évidence : l’espace narratif C, intrinsèquement oxymorique, n’est pas susceptible d’une représentation unitaire, et son statut ontologique exact est absolument impossible à déterminer. Mais le texte de Robbe-Grillet lui réserve d’autres surprises encore : dans le « chapitre » IV (pp. 39-42), il voit émerger subitement un nouvel espace narratif (l’espace D) qui ne peut être pensé ni comme un prolongement pur et simple de C ni comme une séquence distincte d’« événements » narratifs. Qu’est-ce à dire ? Suivons de nouveau la progression du « récit » robbe-grilletien. Le « chapitre » IV commence par l’évocation d’une prisonnière convalescente, nommée Vanadé (C17). Celle-ci, alitée comme il se doit, est surveillée par une gardienne (C18) qui lui lit, dans un guide touristique, un passage consacré à « [l]’antique cité de Vanadium » (p. 40). L’espace D n’est rien d’autre que la description de cette cité : Vanadium (D) fut détruit en 39 av. J. C. par une éruption volcanique (D1). Lors de cette éruption, il se dit qu’une pierre aiguë (D2a ; cf. C16’), projetée en l’air, blessa à mort une jeune fille (D3 ; cf. C13, C11’’) « qui portait frauduleusement le nom de la déesse Vanadé » (p. 40). Cette pierre était marquée d’un signe en forme de V (D2b). L’éruption tua tous les habitants de la cité et provoqua un gigantesque incendie, bientôt éteint par un orage qui « lava les ruines fraîches [D4 ; cf. C13’] sous des torrents de pluie tiède » (ibid.). Seules survécurent au désastre les condamnées à mort (D5 ; cf. C4, C7a1, C7a2, C7a3, C7a4, C8 etc.) qui étaient enfermées dans une prison souterraine (D6 ; cf. B1), « protégées par les voûtes de pierre d’une épaisseur colossale [D7] et par l’absence complète d’ouvertures [D8 ; cf. B2, C1, C2] » (p. 41). Or, la description de D pose problème sur le plan conceptuel parce qu’elle découle de toute évidence d’un réagencement des constituants de C. Ces derniers sont « recyclés » dans une nouvelle (?) variante narrative grâce à un système extrêmement complexe d’opérations textuelles combinant des procédés comme la substitution (un constituant narratif remplace un autre au sein d’un agencement fictionnel identique), la transformation (des constituants narratifs identiques sont réutilisés dans un agencement fictionnel nouveau), la perturbation (un constituant narratif nouveau vient s’ajouter aux autres au sein du même agencement fictionnel) etc. (cf. Ricardou 1990 : 112). Dès lors, tout comme celles du « dedans » et du « dehors », les catégories ontologiques de l’identité et de la différence deviennent caduques pour décrire l’univers narratif de TCF, puisque le rapport entre C et D n’est plus pensable en fonction du couple oppositionnel « même »/« autre ».

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Il s’ébauche ainsi en définitive ce que l’on appellera une topologie fictionnelle rhizomatique : l’univers fictionnel de TCF se présente effectivement comme un « rhizome » deleuzien dans la mesure où (a) chacun de ses points (les différents constituants narratifs assemblés dans une série d’agencements superposés en fonction d’une logique combinatoire) « peut être connecté avec n’importe quel autre » (Deleuze et Guattari 1980 : 13) ; (b) le « récit » robbe-grilletien s’organise en une série de « lignes » divergentes qui se trouvent toutefois inextricablement enchevêtrées ; (c) l’émergence incessante de nouveaux agencements narratifs dont chacun annule les précédents crée un espace multidimensionnel sans cesse en mouvement, « une multiplicité qui change nécessairement de nature à mesure qu’elle augmente ses connexions » (Deleuze et Guattari 1980 : 15) ; (d) le réseau de connexions ainsi obtenu ne se présente pas comme la représentation (le « calque » en termes deleuziens) d’une « réalité » pré-existante, mais comme une « carte » « à entrées multiples » (cf. Deleuze et Guattari 1980 : 20) permettant d’explorer une série de territoires encore inconnus qui apparaissent performativement au fur et à mesure qu’on la parcourt en choisissant d’emprunter telle direction au détriment de telle autre. Mais qu’est-ce qui motive le choix a priori énigmatique de mettre en place un rhizome fictionnel de ce genre ? Par un retournement esthétique assez cocasse et, pour tout dire, en tous points digne de l’esprit robbe-grilletien, un tel choix relève finalement de la logique didactique qui sous-tend en partie le projet scriptural des Nouveaux Romanciers. Ces derniers (on pense surtout à Butor, Simon et, bien sûr, Robbe-Grillet lui-même) entendent rendre compte de la complexité d’un monde où il n’existe plus aucun repère cognitif fixe, où l’homme en tant qu’« observateur » se trouve confronté à une forme d’indétermination ontologique et épistémique de plus en plus prégnante. Or, pour penser cette indétermination en elle-même, la meilleure solution sera justement (dans leur optique) de construire des systèmes narratifs indéterministes fonctionnant en un sens comme des « modèles » épistémologiques de référence et d’en (faire) étudier les propriétés. Le déluge de diagrammes explicatifs, de notations métatextuelles, de débats méthodologiques et de travaux théoriques qui accompagne l’essor du Nouveau Roman montre assez que cette voie a effectivement été explorée avec une ardeur et une perspicacité philosophique dont les spécialistes du Nouveau Roman n’ont pas encore pris la pleine mesure.



[1] La « discohérence » peut être définie comme « une cohérence contradictoire » (Ricardou 1978 : 231), reposant sur une imbrication inextricable de constituants narratifs mutuellement incompatibles (cf. Yocaris 2006). Pour comprendre en quoi la discohérence se distingue de l’incohérence, on peut recourir aux postulats théoriques des « grammaires textuelles », et plus précisément au « modèle propositionnel » de Kintsch et Van Dijk : selon ces auteurs, tout discours est interprété et rappelé en fonction d’une « structure de signification globale » (Kintsch et Van Dijk 1975 : 101), nommée « macrostructure ». La macrostructure étant elle-même une séquence de macropropositions, rien n’empêche de considérer qu’un texte cohérent sera toujours réductible à une ou plusieurs macropropositions. Ainsi par exemple Gérard Genette a résumé toute la Recherche du temps perdu en trois mots : « Marcel devient écrivain » (Genette 1972 : 75). Une telle approche, malgré ses limites intrinsèques (v. p. ex. Rastier 2001 : 119), est intéressante dans la mesure où elle fournit un critère relativement fiable permettant de distinguer les récits incohérents des récits discohérents : un récit incohérent ne saurait être réduit à une macroproposition quelconque (c’est le cas par exemple de H de Sollers, texte qui se présente comme un pur et simple agrégat de mots) ; par contre, un récit discohérent donnera par définition une macroproposition (ou une série de macropropositions) contenant ou impliquant au moins une contradiction. Ainsi par exemple Projet pour une révolution à New York (1970), un autre roman « discohérent » de Robbe-Grillet, peut être résumé comme suit : « Le narrateur est et n’est pas l’assassin ».

[2] Il y a hystérologie narrative quand deux constituants narratifs CN1 et CN2 qui se suivent nécessairement sur le plan temporel dans un sens univoque (CN1 → CN2) voient malgré tout leurs positionnements inversés (CN2 → CN1). Exemple (cité dans Dupriez 1984 : 241) : « Je vais allumer du feu en attendant qu’il apporte du bois » (Jarry, Ubu roi).

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 Gilles Deleuze (1968) : Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épiméthée ».

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Daniel P. Deneau (1980) « Another View of Topologie d’une cité fantôme », Australian Journal of French Studies, 17, 2, pp. 194-210.

Bernard Dupriez (1984) : Gradus. Les procédés littéraires (dictionnaire), Paris, UGÉ, coll. « 10/18 ».

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– (1978) : Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil, coll. « Poétique ».

– (1990 [11973]) : Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours ».

Alain Robbe-Grillet (1979) : « An Interview with Alain Robbe-Grillet » (entretien avec Beverly Livingston), Yale French Studies, n° 97, Locus : space, landscape, decor in modern French fiction, pp. 228-237.

Ilias Yocaris (2006) : « La discohérence dans Triptyque et Leçon de choses de Claude Simon », in Cohérence et discours, Frédéric Calas éd., Paris, PUPS, coll. « Travaux de stylistique et de linguistique françaises : études linguistiques », pp. 399-408.

© Ilias Yocaris, Université de Nice

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