PourCendres #4, mai 2016

THÉMATIQUE: LA MÉMOIRE

Numéro dédié au travail d’Evgen Lipkowitch, dit « Lipi », artiste et homme engagé rescapé d’Auschwitz

marche de la mort-1958La marche de la mort, 1958

« Je me souviens très peu des six années de guerre, comme si ces six années-là n’avaient pas été consécutives. Il est exact que parfois, des profondeurs du brouillard épais, émergent un corps sombre, une main noircie, une chaussure dont il ne reste que des lambeaux. Ces images, parfois aussi violentes qu’un coup de feu, disparaissent aussitôt, comme si elles refusaient d’être révélées, c’est de nouveau le tunnel noir qu’on appelle la guerre. Ceci concerne le domaine du conscient, mais les paumes des mains, le dos et les genoux se souviennent plus que la mémoire. Si je savais y puiser, je serais submergé de visions. J’ai réussi quelquefois à écouter mon corps et j’ai écrit ainsi quelques chapitres, mais eux aussi ne sont que les fragments d’une réalité trouble enfouie en moi à jamais ».
Aaron Appelfeld, Histoire d’une vie, 1999, cité par G. Didi-Huberman, in Essayer voir, 2014, p. 16.

La peinture était pour Evgen Lipkowitch beaucoup plus qu’un simple moyen d’expression. L’artiste est peu soucieux du gain que cela peut lui apporter. Il ne peint pas pour des commanditaires. C’est un besoin vital. « Il survivait parce qu’il peignait », témoignera son fils plus tard.

Rescapé du camp d’Auschwitz, juif et communiste, Evgen Lipkowitch (1924-1987) a dédié son art à la préservation de la mémoire. Son souci le plus intime : celui de l’incarner dans des toiles figurant un avenir trouble et inquiétant. PourCendres lui dédie ce numéro, animée par le destin paradoxal de cet homme : travaillant sur la mémoire, son œuvre a été oubliée après sa mort.

À croire que l’aspect noir de ses toiles la vouait inexorablement à l’oubli. La période euphorique qui a suivi sa mort, les années 80 et 90, années d’insouciance et de légèreté, a failli effacer sa trace. Les hommes semblaient vouloir prendre congé des tragédies du 20e siècle, panser leurs plaies et s’ouvrir vers un avenir radieux et à nouveau plein de promesses. Qui aurait cru à cette époque que « Lipi » peignait justement cet avenir, notre présent ?

La peinture de Lipi met en garde contre un nouveau totalitarisme : celui du monde marchand, promu par le capitalisme. Se croyant libre enfin, l’homme moderne ne se méfie pas des dangers de ce système qui, au lieu de cacher son horreur dans l’ombre des camps, l’exhibe au su et au vu de tous ; l’éclaire sous les projecteurs télévisuels et le promeut comme exemple à suivre. (voir infra)

La revue tient à remercier la famille du peintre qui a généreusement mis à sa disposition des reproductions, des photos, des archives. Elle demande par ailleurs la compréhension des lecteurs : les œuvres ne sont pas toujours datées, les couleurs ne sont pas toujours bien reproduites. Elle invite enfin les historiens de l’art à se pencher sur ces archives, avant que leur mémoire ne soit effacée de manière inexorable.

« De cette métamorphose qu’on ne peut guère décrire surgissent des complexes tels que Fie-toi à tes sens ! et Crois / Nous en souffrons souvent : cendre deviennent les flammes / et cependant, dans l’art, flammes deveint la poussière / Là est la magie […]« , Rainer Maria Rielke, cité par Hannah Arendt in « La permanence du monde et l’œuvre d’art »
 « Le désert croît. Malheur à celui qui protège le désert », Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
© Jeff Wall, Dawn

© Jeff Wall, Dawn

PourCendres #3 sort de sa tanière enfin. Le paysage autour, ensanglanté et désertique : crise économique, implosion sociale, crise des consciences, avènement de forces obscures, laides comme les Trois sorcières dans Macbeth. La civilisation occidentale agonise, prise dans le sable mouvant de ses propres valeurs, malgré les avertissements de Paul Valéry dès 1919, le lendemain de la première Grande Apocalypse des Temps Modernes. Meurtri, blessé, l’homme occidental pleure sa propre mort.

Maxime Lemoyne, Sans titre

Maxime Lemoyne, Sans titre

Mais le temps n’est plus au deuil. L’homme est tragique, non pas parce qu’il meurt luttant contre des forces qui de dépassent. L’homme est tragique parce que, conscient de sa défaite, il s’insurge contre ces forces dans la joie et dans l’enivrement. Comme Dionysos, il chante et danse sa douleur ; comme Dionysos, il renait de sa propre destruction.

Lève-toi donc, homme occidental. Le moment du deuil est terminé. Chante ta douleur, crie-là jusqu’à l’ivresse. Pas d’apitoiement, pas de piétinements. Le temps est à la danse. La danse créatrice, l’élégie, la création contre les forces des ténèbres engendrées de ton propre sein.-

© Evdokia Kimoliati,  © PourCendres, mars 2015

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PourCendres #2, septembre 2014

« Toute culture comme toute histoire est un phénomène de pouvoir et de domination; elle piétine les cadavres de ceux qu’elle a terrassés et les ruines de ce qu’elle a détruit », Walter Benjamin
Culture morte Freddy Cats (affiche)

Culture morte
Freddy Cats (affiche)

PourCendres renaît et se montre dans le paysage internautique une fois tous les six mois, poussé par une force intrinsèque : celle de brûler les codes pour fertiliser le sol de l’art.

Dans ce numéro, des artistes, plasticiens, écrivains en lutte contre une société à la dérive. Dès les années 80, Cornelius Castoriadis parlait d’ « un temps […] sans véritable projet [un temps qui consiste à créer des scoop, grâce aux médias et surtout à la télé] ce que vous appelez un perpétuel présent, qui est plutôt une mélasse, une soupe vraiment homogène où tout est aplati, tout est mis au même niveau de signification et d’importance ».

Notre vie est devenue une sorte de circuit touristique. On visite l’Acropole comme on visite les Chutes du Niagara… PourCendres est un lieu de partage ; pour main-tenir le dialogue ; pour sou-tenir la communication ; pour pré-venir la dérive consumériste et touristique.

Philippe Deutsch à l’honneur : graphiste, photographe, homme talentueux, curieux et insatiable, à découvrir quelques jours avant Le Mois de la Photographie à Paris.

© PourCendres, septembre 2014

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Présentation, PourCendres #0, février 2014

PourCendres

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« Le livre brûle. Enfin. Une étrange lueur balaie chaque page, mémorisant tout son contenu alors que chaque caractère se tord et finit en cendres. Au moins le feu est chaud, il réchauffe mes mains, réchauffe mon visage, dissipe les sombres eaux de l’oeil intérieur, même si dans le même temps il projette de longues ombres sur le monde, le prix de tout bûcher, puis s’éparpille en spectes de poussière que le ciel dérobe et rend à la mer et au sable », M. Z. Danielewski, La Maison des Feuilles

Non, je ne peux pas écrire. Je ne peux pas écrire. De quoi voulez-vous que je parle? Les mots ne sont plus propices pour dire. De toute façon, ils se sont envolés de l’avion, quelque part entre la ville de Printizi et celle de San Marin. Ils se sont effrités entre deux mondes. Ils se sont dégonflés comme des ballons de baudruche entre deux patries, aussi étrangères l’une que l’autre: l’ancienne, celle qui ne m’a pas choisie, et la nouvelle, celle des autres. Ils se sont éparpillés en vulgaires lettres sans passé et sans histoire. Pour cendres, les mots ne peuvent plus dire!  Ils ne peuvent que raconter… Raconter des histoires… Sur l’amour, la genèse, la mort… notre mort. Oui, les mots précédent la mort et la disent. Ils ne sont bons qu’à cela… Raconter les morts de chacun d’entre nous et les lui infliger toutes.

Croyiez-vous que la mort est une pour chacun? Détrompez-vous. Nous mourrons plusieurs morts et nous les mourons toutes sans discontinuer…  En français le mot désigne tant la personne que le fait de mourir. Heureuse coïncidence; intelligente nation.  Chacun ses morts donc, et va pour la syllepse de sens…

Croyiez-vous que vos morts m’enlèveraient le sommeil? Ha! La seule chose susceptible de m’arracher du sommeil, c’est mon rhume! Bon rhube don de dieu!!

Alors, de quoi voulez-vous parler? Raconter des histoires? Des histoires sans vie en attendant la mort… Taisez-vous plutôt et regardez…

Raconter des histoires… Transcrire une réalité préexistante en adéquation avec vos représentations, à savoir avec tout ce qui n’est pas vous mais qui vous rattrape.

Le langage te trahit. C’est pourquoi tu as bien fait de t´en débarrasser et de le jeter aux tartares italiens! Mais sans lui tu avances nu, vulnérable certes, mais prêt aussi à construire ton propre langage. Et quand le passé te rattrapera – parce qu’il te rattrapera – tu ne seras plus dupe. Ses histoires, plaisantes certes et nostalgiques, ne sont pas les tiennes.

S’il était une fois, il n’est plus.-

© Evdokia Kimoliati, Janvier 2014

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