Stéphane Le Carre, « Cavale Blanche », extrait (réédition avril 2014)

Je quitte la cabine, laissant Gwenn à ses petites angoisses. Je me sens mal d’un coup. Vacillant, je monte à l’air libre, sur le pont. Je dois aller me pencher par dessus la lisse pour dégueuler. Le gros paquet de liquide jaune, épais, expulsé de ma gorge par à-coups éclate sur la surface jade et trouble de l’eau du port. Je ne sais pas de quel monde idiot ou laid ce mélange renvoie l’image. Ou plutôt si, du mien.

     Vaseux encore, une sueur glacée au front, j’assiste à l’arrivée d’une bruine fluide et couchée qui s’enroule sur les alentours. Sur le quai, là-bas, trois corbeaux aux ailes immenses, farouches comme tous leurs congénères, s’élèvent d’un solide coup de jarret. Le sinistre présage des fils du gibet s’éloigne au dessus des châtaigniers, la voix rauque et moqueuse. Frères humains qui après nous vivez… Un frisson de terreur médiévale passe sur ma peau. La pluie se redresse, plus vigoureuse. Je suis immensément fatigué. Je n’ai que la force de balayer du regard les environs. La paix de ce mouillage désert et boisé. Je crois que j’ai besoin de la Nature, comme un baume. Je ne sais pas si elle a besoin de moi mais j’ai besoin d’elle. La Nature est l’espoir de l’homme qui désespère de l’homme, qui désespère de soi. J’observe la bruine perler sur mon tricot, mes mains, et je crois devenir mon propre fantôme.

    Mau et Gwenn et Dan. Un scénario, sec et ordinaire. Des armes et des roses, fanées bien qu’écorcheuses, et des chrysanthèmes désormais. À la vérité, je me suis trompé. Sur lui, sur elle, sur moi surtout. J’étais partout en exil dans ce monde merveilleux où on ne manque de rien mais où personne ne sait ce qu’il a, étranger au milieu des moues boudeuses ou irritées des femmes belles, préparées à tout sauf à se révolter contre le nouveau servage de la perfection fausse, sans frère parmi mes frères, les guerriers abattus, cassés, des ensembles urbains, dévirilisés jusqu’à la pointe de leurs chaussures, qui ne savent toujours pas donner la vie et ne savent plus regarder la mort. A me demander si j’étais un des leurs. Je me sentais perdu alors qu’autour, chacun avait fait de son apparence et de son corps un projet sexuel, une promesse de baise luxuriante et moite mais dans les têtes, rien que des romances et des espérances mièvres, bêtes de sucre, des ruts de chiens, des envies laides et des rêves gnômes. Les carcasses tendues de muscle, de gras, de silicone, d’hormones et d’ego abritaient des cœurs à la taille d’amandes amères et recroquevillées… J’étais parmi eux. J’étais seul, avec des horreurs, indomptables, au fond des yeux, qui n’existaient que parce que je les laissais grandir. Exister dans ce monde ? Cela ressemblait pour moi à une chute sans fin. Folie ? La folie est l’ultime protestation contre l’absurdité de ce monde, le dernier refuge, celui des âmes esseulées et effrayées. Je vois la perte, la mienne, en tant que brin d’humain. Mais la perte est déjà dans nos vies, elle est notre vie, ce que nous avons fait d’elle. Que redouter de plus ? Putain, rien. Rien.

    Quelle histoire minable. J’ai envie de chialer alors je me laisse faire. Dans ma vision brouillée, humide, j’aperçois mon vieux salaud de pote, Mau, qui se marre. Se marre ? Non, il verse ses larmes, pour moi. C’est tout ce que j’avais. Un ami. Il me laisse un tas de fric, sa nana – avant, c’était la mienne – un flingue. Pas rancunier. Je l’ai pourtant laissé crever sur un lit d’hôpital, sous des draps blancs, à Brest. Hôpital de la Cavale Blanche.

© Stéphane Le Carre, Cavale Blanche, Le Cercle Sixto, 2014

« Dan est en fuite. Le braquage dans lequel il s’est embarqué a mal tourné. Il a trouvé une planque sur un îlot à quelques centaines de mètres de la côte, au sud du Finistère. Dans une attente incertaine, seul face à la puissance océanique, il se rappelle et s’interroge. Sur son existence. Sur ses échecs. amitié, amour et trahison. Un soir dans un bar, le passé a refait surface. », extrait de la 4ème des couvertures.

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