Tourner en rond autour des métropoles, Thomas Delahais

Ça a commencé avec le Dôme, le dôme du Millénaire. Le besoin de s’éloigner de la météorite en Téflon du marais de Bugsby. On avait balancé cette chose blanche dans la boue de la péninsule de Greenwhich. Les clapotis devaient bien s’arrêter quelque part. La ville se retourna comme un gant. Rebut rejeté en périphérie. Un voyage, une provocation. Une évasion. Continue d’avancer, me dis-je, jusqu’à ce que tu atteignes le bitume, le cercle extérieur. Le point où Londres se délite, renonce à ses fantômes.

Je dois l’admettre: je développais une obsession malsaine pour la M25, l’autoroute orbitale de Londres […] Ce saut-de-loup conceptuel délimitait-il la frontière de ce qu’on appelle Londres? Ou était-ce un garrot financé par le ministère des Transports et l’Agence des autoroutes afin d’étrangler le souffle vital de la métropole? (London Orbital, Iain Sinclair, ed. Inculte, p. 14)

Ces derniers temps, la découverte à pied de la banlieue a le vent en poupe en France et en Europe. Il ne s’agit pas, comme tant l’ont vécu, de rejoindre un ami récent exilé en petite couronne, « au terminus du métro prends donc le bus 329, descends à l’arrêt Salvador Allende, il n’y en a que pour 10 minutes », non[1] ! C’est volontaire, animés d’un sacerdoce sincère, que des femmes et des hommes s’en vont arpenter les espaces au-delà des centres-villes.

Iain Sinclair a défriché — littéralement — les premiers chemins dans London Orbital, en tournant tout autour de Londres au plus près de la M25[2]. Jean-Paul Kauffmann a remonté la Marne[3]. Et puis plus récemment, à Marseille puis à Paris, c’est la promenade de masse qu’on préfigure, en balisant les chemins et en guidant le voyageur pédestre depuis Saint-Denis jusqu’à Créteil, de Créteil à Versailles, et enfin de Versailles à Saint-Denis[4].

Voilà longtemps que des écrivains, des géographes, des sociologues, se promènent dans les villes et les campagnes. Il est vrai que lorsque Léon-Paul Fargue écrit son Piéton de Paris[5], Paris comprend encore sa banlieue dans ses propres murs. Certains débordent, comme Éric Hazan qui baladent ses lecteurs dans Paris et ses faubourgs, populaires de préférence[6]. On ira du côté de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot pour faire de même dans les quartiers de l’aristocratie[7].

Mais là, c’est autre chose. La banlieue, ou le périurbain, c’est d’abord un entre-deux, défini par son centre de gravité qui lui est extérieur[8]. C’est l’espace par excellence des non-lieux, terme par lequel Marc Augé désigne tous ces endroits interchangeables (aires d’autoroute, parkings, franchises commerciales, tours de grands ensembles) auxquels ne se raccroche aucune histoire humaine[9].

Dans les faits, en France comme ailleurs, « le rural n’existe plus »[10] ; certains voient même la France comme une vaste métropole[11], dont le territoire est soit urbain, périurbain, hypo-urbain ou infra-urbain[12].

Dès lors, visiter ces espaces à pied, moyen de transport urbain par excellence, n’est-ce pas une façon d’intégrer le périurbain à l’urbain ? Nommer, décrire et arpenter les dessous des autoroutes pour en faire des lieux à part entière ; reconstruire les continuités brisées par le poids des infrastructures qui desservent la ville-centre ; donner aux constructions de banlieue une valeur patrimoniale qu’elles auraient peut-être déjà acquise si elles étaient plus proches du centre. Célébrer la métropole et pouvoir dire, enfin, que « Vus d’ici, les Parisiens ont l’air enfermés dans un rond-point »[13].

Il y a aussi, bien sûr, l’aventure à deux pas de chez vous, le frisson garanti de l’authentique, l’exotisme du quotidien. Voilà le GR13 qui fait un grand 8 dans les Bouches-du-Rhône:

À travers campagne et lotissements, cabanons et garrigue, réserves naturelles et autoroutes, agachons et bourdigues, bastides et zones industrielles, oppidums et zones d’activités, ce sentier métropolitain de randonnée pédestre autour de l’étang de Berre et du massif de l’Étoile révèle les poches de poésie de notre monde périurbain[14].

Car enfin, n’est-ce pas un truc de centre-villien que de vouloir se trimballer à pied dans les banlieues ? Imagine-t-on un Sarcellois venant flâner rue des Orteaux ?

Voilà qu’on redécouvre à quel point la banlieue est hostile au piéton : que de difficultés pour aller d’un endroit à l’autre ! Quels détours faut-il faire parfois pour, tout simplement, suivre la M25 ! Quelle ingéniosité faut-il aux 400 bénévoles du GR13 pour traverser les Bouches-du-Rhône, partant de la gare d’Aix TGV, accessible uniquement par l’autoroute, traversant terrains privés, parkings de zones commerciales, emprises d’infrastructures pour continuer à avancer !

Arpenter ces territoires à pied, pourtant, ce que les banlieusards eux-mêmes ne font pas, c’est se coltiner la topographie des lieux : les collines et les vallées que les grands flux de mobilité (les autoroutes, le train, le métro) rendent abstraits ; les innombrables rivières et ruisseaux, souvent canalisés et enfouis, mais qui affleurent de temps à autre ; les bouts de nature, nécessairement des poches si tout le pays est une métropole, mais pas moins vigoureux pour autant.

C’est aussi rappeler à quel point la banlieue est l’arrière-cour et le dessous-de-tapis nécessaire de la ville : qu’il s’agisse, balade bucolique, de suivre l’aqueduc qui fournit Marseille en eau fraîche depuis la Durance ; des hôpitaux victoriens sis alors en pleine campagne, là où l’air est pur, et dont les parcs centenaires sont impitoyablement et successivement transformés en lotissements de brique jaune ; ou des cimetières, des incinérateurs, de Rungis, alimentant Paris d’un côté et recueillant ses déchets de l’autre.

C’est encore constater que la banlieue a aussi une histoire, et même une post-histoire : de ses coquets cœurs villageois préservés à tous les développements industriels, à toutes les innovations sociales, de la cité-jardin aux HBM puis aux grands ensembles, et jusqu’à la transformation des usines en IUT, en pépinières d’entreprises, en centres commerciaux ou en lieux de mémoire. C’est cette fabrique près de Londres transformée en parc d’attraction : « ici vivaient et travaillaient des ouvriers ».

C’est enfin faire un travail de mémoire du temps présent : la banlieue, par principe, est certes lentement absorbée par son centre de gravité; mais aussi, contrairement aux centres préservés, les banlieues sont des espaces qui peuvent (encore) être profondément transformés, remodelés au nom du renouvellement urbain ou de la croissance économique (vs. la « ville-musée » nécessairement hostile à la modernité) ; quitte à faire disparaître la ville d’avant : des logements ouvriers de Stratford aux espaces agricoles du triangle de Gonesse[15]. On pourra au choix être fasciné par la fabrique de la ville en temps réel, ou chagriné que des pans de vie, jugés obsolètes, disparaissent sans rémission.

 Certains — dont moi — n’auront fait que lire ces ouvrages, frissonnant à l’évocation de la banlieue et de ses habitants comme avec n’importe quel roman d’aventures; d’autres iront pour de vrai s’y frotter. Ils en reviendront sans doute avec un autre regard sur la banlieue ; pas sûr pour autant qu’ils auront envie d’y résider. Preuve que faire de la banlieue un espace banal n’en fait pas un espace comme les autres.

  1. Le lecteur sagace aura compris dès maintenant que l’auteur vit en centre-ville et s’y trouve bien.  ↩
  2. la M25 fait le tour de Londres, à environ 20–30 kilomètres du centre-ville. Le plus proche équivalent à Paris est la Francilienne.  ↩
  3. Remonter la Marne, Jean-Paul Kauffmann, Fayard, 2013.  ↩
  4. La révolution de Paris, sentier métropolitain, Paul-Hervé Lavessière, Wildproject, 2014.  ↩
  5. Le Piéton de Paris, Léon-Paul Fargue,1939.  ↩
  6. Voir notamment L’invention de Paris, Éric Hazan, 2002, Le Seuil ; et Paris sous tension, 2011, La Fabrique.  ↩
  7. Paris: Quinze promenades sociologiques, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, 2009, Payot.  ↩
  8. La ban-lieue, c’est la circonscription banale, une lieue (plus ou moins) autour de la cité ; le péri-urbain, c’est ce qui est autour de la ville ; le sub-urbain, c’est ce qui est adjacent à la ville, ou encore ce qui est moins intense que la ville.  ↩
  9. Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Marc Augé, 1992, Le Seuil.  ↩
  10. Voir cet entretien avec Michel Lussault, géographe sur pleinchamp.com  ↩
  11. Paris, France, Monde, Pierre Veltz, 2012, Éditions de l’Aube.  ↩
  12. Réinventer la France : Trente cartes pour une nouvelle géographie, Jacques Lévy, 2013, Fayard.  ↩
  13. La révolution de Paris, cité sur Grand Paris et petits détours.  ↩
  14. Voir le site de Marseille Provence 2013, capitale européenne de la culture  ↩
  15. Stratford a accueilli les Jeux olympiques de Londres en 2012. C’est accessoirement le point de départ de Iain Sinclair dans London Orbital. Le triangle de Gonesse pourrait accueillir un gigantesque centre commercial dessiné par l’agence danois BIG avec l’arrivée du métro du Grand Paris, voir par exemple cet article de Libération.

© Thomas Delahais

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