Charles Robinson, « Ils grouillent dans nos pensées ils ont faim », 2014

ils grouillent dans nos pensées ils ont faim

Depuis qu’un rapport d’autopsie a formellement constaté la mort du roman, force est de constater que la bête bouge encore.

Et c’est chouette, dit quelqu’un.

Ouvrez les guillemets. Mais comment tu peux dire ça ? Tu penses à ceux qui se sont fait bondir dessus par une saleté de roman, dès la troisième ligne puanteur des entrailles XIXsiècle, naturalisme décomposé, la prosodie-cocote t’asphyxie, la quatrième de couverture se colle à tes mains, et c’est fini, c’est terminé pour toi, c’est ça que tu veux, ose le dire : ose dire que tu souhaites la lecture de ça à tes enfants. Fermez les guillemets.

L’argument des enfants, dit quelqu’un.

Pourtant, vraiment, c’est chouette.

 Le roman avait deux façons de survivre à sa mort et le roman connaît les deux.

À la première mode, le roman est un mort-vivant balourd, une version viande pourrie sur l’os du roman XIXe : un de ces livres pour les soirs où l’on est trop fatigué pour allumer la télévision. Des phrases courtes et limpides qui donnent confiance en son intelligence. La parole, agréable à travailler, s’étale aisément. Marie-Pierre et Thomas ont rendez-vous au Flore. Double narration alternée avec vieille maison de famille au bord de la Loire quand Thomas avait huit ans. Le père de Thomas pleure dans la cave. Le terrible secret : son papa avait un frère compromis pendant l’Occupation… il ne l’a jamais revu ! « Ce que tu aimes, on peut te le retirer », dit le papa de Thomas à Thomas après de longues années de silence, confessant enfin sa tristesse dans une chambre d’hôpital. Le poids du monde sur ses épaules.

Ohhhh, quel beau titre, dit le présentateur, un soir, à la télévision, tellement étonnant et tellement riche d’une tendre observation ! Ohhhh, mais dîtes-moi, cher grand écrivain, ne seriez-vous pas en vérité un chirurgien des âmes ?

 Schémas éculés, personnages et situations clichés, langue insipide où l’écriture est ce qui doit ne jamais ralentir la lecture. De tels cadavres appartiennent à l’histoire économique de l’industrie du livre et dévorent allègrement des millions d’heures de lecture chaque année.

 Pourtant, observez attentivement les mâchoires du roman, ces incisives tranchantes, ces molaires carrées et plates pour la rumination. Observez l’estomac surdimensionné, la longueur des intestins.

Le réel est la viande du monde, et la forme, et le style, sont le claquement des crocs dans la matière.

À la deuxième mode, le zombi, c’est ce qui peut arriver de mieux après la mort.

Un zombi, tu lui arraches un bras=récit, une jambe=psychologie, il continue à avancer. Tu lui pètes la colonne vertébrale=cohérence. Il est presque plus véloce. Tu lui éclates la tête=narrateur, tu lui mets le cul sur une épaule et les cheveux sur les genoux : pas de problème, il continue pareil.

Désincarcéré du genre et de ses principes, il n’a conservé qu’un minimum de fonctions, une rapidité de mouvement, des souvenirs basiques et des routines qui garantissent les intuitions et les réflexes de lecture.

En plus, un zombi, c’est hyperméchant. Hyperagressif. Quand ça s’est refermé sur un lecteur ça ne veut plus le lâcher.

C’est ça que je veux, dit quelqu’un, des romans zombis.

 À la deuxième mode, le roman est un rascal, bancal et hargneux. Il pratique une forme de hacking : il vient se loger dans le réel, en parasite, viral. Tu lui donnes le monde, il te le rend open-source. Décoder, ça ne veut pas dire donner l’explication, ça veut dire défoncer les apparences et rendre les mécaniques visibles. Après tu fais ce que tu veux. Ohhhh, dit quelqu’un. C’est tellement merveilleux de voir comment c’est fait à l’intérieur. Tu injectes du code malfaisant et tu fabriques les fameuses machines-zombis qui font des bruits dissonants dans le ronron du monde.

Le roman n’a pas le pouvoir de tout péter, ça c’est vrai, mais il te chante l’apocalypse. Il te parle des mutations en cours dans la soupe romanesque originelle. Il te parle des monstres hybrides.

 Vu l’état du monde. Qu’est-ce qu’on pouvait espérer de mieux ?

© Charles Robinson, http://charles-robinson.blogspot.fr/

Texte complet in Devenirs du roman (vol.2) : écritures et matériaux éd. Inculte 2014

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